Transmission noire : Mille chemins d’humanité

Du 11 novembre au 22 décembre 2023
Vernissage : Le samedi 11 novembre 2023 de 15 h à 17 h
Transmission noire : Mille chemins d’humanité
Anna Binta Diallo, Marie-Danielle Duval, Gwladys Gambie, Délio Jasse, Mathieu Lacroix, Po B. K. Lomami, Olivier Marboeuf, Ludgi Savon, Stanley Wany, Guy Woueté, Ajamu X
Commissaire : Olivier Marboeuf
Cette exposition fait partie de la programmation de la
Af-Flux – Biennale transnationale noire, 2e édition

Texte de Olivier Marboeuf

Communauté dispersée

Une biennale transnationale noire est forcément un événement spéculatif. Car il tente d’aborder avec toutes les difficultés que cela comporte ce que pourrait être une communauté transnationale noire. Dans cette histoire, sans cesse à reconduire, les œuvres sont comme des indices, les points éloignés d’une constellation à partir desquels on tentera de tisser, provisoirement, cette communauté errante dont nous savons qu’elle est à la fois dispersée dans l’espace et le temps. Et même qu’elle a été savamment dispersée par la grande histoire de la Modernité coloniale, son art du pillage et du mensonge faussement savant, du recouvrement et de la dissimulation. Elle a été dispersée, rendue illisible, par une série d’interruptions souvent violentes, une collection de césures, de déportations de personnes et d’artefacts, d’anéantissements. Mais elle s’est aussi dispersée par elle-même pour trouver une vie bonne, survivre et se réinventer. C’est ce génie et cette ruse du vivant qui circulent en-dessous de l’histoire nécropolitique que nous souhaitons célébrer en observant comment les parcelles d’une histoire transnationale noire ont, peuvent et pourraient communiquer afin de reconstruire d’autres récits que ceux que nous impose l’ordre dominant, matériel, politique mais aussi narratif.

Contre-héroïsme et hantise noire : une archive noire

Nous nous garderons bien cependant de tout héroïsme noir afin d’éviter le piège éblouissant d’une contre-histoire symétrique de celle qui a déjà jeté tant d’existences dans l’ombre. Nous prendrons soin des gestes fragiles, incomplets, mais secrètement visionnaires, des voix des femmes notamment, souvent reléguées au second plan des historiographies autorisées. Seul ce soin peut construire les bases d’une réparation car ni les personnes ni les objets ne pourront retrouver leur place. Toutes et tous sont transformés et c’est d’observer ce processus de transformation vitale ainsi que toutes interrelations qu’elle suppose qui nous intéresse. Car nous ne souhaitons pas ériger de nouvelles statues et célébrer de nouveaux propriétaires, ni nous engager dans une tokénisation noire qui ne servirait qu’à alimenter un marché de l’art toxique toujours avide de nouvelles matières à consumer. C’est une autre histoire de l’art et des gestes culturelles à laquelle nous souhaitons nous associer : une histoire vivante et incertaine, une histoire des multitudes noires.

Ce que nous avons alors choisi d’appeler la transmission noire signifie plusieurs choses. Tout d’abord, nous nommons ainsi la manière dont des signaux faibles, des arts de la résistance et des manières de faire, parviennent à circuler de génération en génération. Par quel chemin, à partir de quelles traces se construit ainsi un présent noir qui n’a rien d’une nouveauté et possède au contraire une épaisseur particulière ? Notre proposition curatoriale est ainsi penser dans le régime de l’écho, de la persistance des traces, à partir de ce qui existe chez des artistes et réapparaît plus tard chez d’autres, ce qui était déjà là chez celles et ceux qu’on a peut-être oublié et que nous choisissons d’honorer dans une perspective qui n’est pas patrimoniale mais dans un geste du vivant continué. Les signes, les voix et les matières survivent et réapparaissent car iels hantent les consciences et les corps. C’est la nature singulière de cette archive noire qui sera au cœur de nos préoccupations. Notre projet curatorial mettra en valeur des artistes de plusieurs générations, géographies, milieu social, genre et sexualité, des artistes identifiés et d’autres que l’on a parfois appelé des outsiders. Nous savons pertinemment qu’une constellation transnationale noire comporte toujours des étoiles si brillantes que personne ne veut les voir. A nous de les relier par cette autre manière de faire histoire et de faire archive sans propriétaire et sans héros.

Transmission et opacité

Au diktat occidental de la surexposition publique comme seule forme désirable de représentation, à l’empire de la transparence, de la lumière crue de la Raison qui éclairerait les mondes obscurs d’ici et d’ailleurs, la transmission noire oppose une esthétique de l’opacité et une écologie de l’ombre. Transmettre par l’énigme et par l’initiation, c’est aussi donner toute leur importance à l’ensemble des puissances du vivant, humaines et non-humaines, visibles et invisibles qui demandent une attention et un soin particuliers. A cette sensibilité pour toutes les voix du vivant s’ajoute un art de la ruse, un art de se glisser sous l’oreille de celles et ceux qui veulent tout savoir et tout accumuler. Face à la voracité de l’extractivisme culturel, la transmission noire est aussi une savante pratique du brouillage, de la saturation, d’une parole qui sert à ne pas dire, à remplir l’espace d’un bruit que seul certaines oreilles pourront décoder. Nous explorerons cette circulation particulière du sens jusque dans la surexposition extatique du corps noir qui peut tout aussi bien, en saturant la scène d’excès et de farce, dissimuler d’autres strates d’histoires souterraines. Nous porterons attention notamment aux usages de la saturation visuelle, à la chanson comme discours codé, mais aussi aux pratiques sonores et aux relations singulières que les artistes noires entretiennent avec les technologies et leur détournement.

Transmission et communauté locale : médiation conteuse

Nous intéresser à la transmission est aussi une manière de prendre en compte l’audience locale de la Biennale. Nous souhaitons travailler dans une variété d’espaces et tisser des liens privilégiés avec les centres communautaires de la ville notamment. La Biennale Afflux est aussi pour nous l’occasion de mettre en œuvre des modes de médiation culturelle expérimentaux en lien avec des esthétiques de transmission liées à l’oralité et au conte. Aussi, au sein de notre proposition, la figure de la médiatrice culturelle ne sera pas périphérique mais centrale comme une passeuse / conteuse des histoires qui traversent visiblement et secrètement la mise en relation des univers artistiques que nous proposons. La construction d’un lien conversationnel avec le public et la considération des propres savoirs qu’il possède sera l’une des clefs de notre recherche de la forme possible d’une transmission noire. Elle s’incarnera par la présence de médiatrices conteuses d’exposition mais aussi par des moments discursifs publics où nous souhaitons nous affranchir des formats académiques pour construire des espaces de paroles et d’expérience partagés où se mêleront visionnage de films et de vidéos, écoutes sonores, contes, repas et conversations.