Memento Mori / Bone Again

Texte de Rhéal Lanthier

Si aujourd’hui Memento Mori est le nom d’un jeu vidéo, l’origine de cette expression latine qui signifie « Souviens-toi que tu mourras » remonte à la Rome antique. Lors des cérémonies triomphales, un serviteur avait pour tâche de chuchoter « memento mori » à l’oreille du général victorieux pour lui rappeler que victoire ne rime pas avec immortalité et qu’il demeure un homme.

C’est au 17ième siècle que cette expression devient un genre artistique populaire qui laisse une large place à la représentation de crânes humains et qui est fortement influencé par la religion chrétienne. Ainsi, un crâne inséré dans une composition picturale symbolise la vulnérabilité de l’homme tout en se voulant un rappel de la futilité des choses terrestres. Il ne s’agit cependant pas là de l’unique interprétation de l’expression memento mori, certains lui donnant une tout autre signification, inspirée d’Isaï 22:13 : « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons! » Cette lecture, d’où ressort une urgence de bien vivre, se situe aux antipodes de la lecture chrétienne, qui prodigue au contraire retenue et vertu.

Crânes et ossements occupent une place prépondérante dans les productions artistiques contemporaines. Que devons-nous comprendre de la forte présence de cette iconographie dans le contexte actuel? Tous conviennent à reconnaître un regain d’intérêt généralisé pour les vanités, et ce autant dans les œuvres d’art, la mode, le design, etc. On les retrouve partout – sur les pochettes de disques, les livres, les bijoux, les t-shirts. Le dédain que le crâne humain a longtemps suscité disparaît, la mort ne semble plus faire peur. Cette libération de la crainte de mourir est principalement due à l’effritement de l’emprise religieuse sur nos vies. Les vanités modernes sont devenues autant de représentations de cette nouvelle liberté. Baruch Spinoza, philosophe néerlandais, a écrit : « Un homme libre ne pense à aucune chose moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie. »

Si nous connaissons aujourd’hui l’existence des dinosaures, c’est essentiellement dû à la survivance de leurs ossements à travers les années, et c’est également grâce aux ossements retrouvés par les archéologues que nous sommes en mesure d’évaluer à quand remonte la présence humaine sur terre. Nos os sont donc, d’une certaine manière, les composantes de notre corps qui se rapprocheraient le plus d’une certaine immortalité. Devrions-nous donc les considérer comme d’adéquats symboles de la vie?

Sommes-nous à la veille d’un nouveau mouvement idéologique, d’une nouvelle façon de percevoir l’existence humaine? Libérés de notre peur de la mort, deviendrons-nous des « bone again humans »?

Texte de Eve De Garie-Lamanque

Vanitas vanitatum, et omnia vanitas…
– Vanité des vanités, et tout est vanité…

D’emblée, la vanitas est le genre artistique qui domine dans cette exposition, où les éléments rassembleurs sont crânes et ossements. Toujours d’actualité, ce genre artistique a grandement changé au fil des âges. Il témoigne des mutations qu’a subies notre relation avec la mort au cours des trois ou quatre siècles derniers, et de l’impact important de la révolution industrielle ainsi que de la mondialisation sur nos activités et sur notre système de valeurs.

De nos jours, rares sont les Occidentaux pour qui la menace de l’éternelle damnation est une réalité quotidienne qui sous-tend chacun de leurs gestes et décisions. La foi en cette menace est d’ailleurs d’autant moins répandue au Québec que le nombre de croyants y est en chute libre. En quoi cela influence-t-il les préceptes moraux que nous privilégions? La mort et la maladie, bien que toujours présentes, ne sont plus ressenties comme des menaces constantes, l’industrialisation et les progrès de la médecine ayant entraîné une hausse significative de notre espérance de vie (une hausse d’environ 65% aura été observée de 1900 à 2000, dans les pays industrialisés). Notre mode de vie et nos habitudes de consommation ont changé, de même que nos craintes. Ainsi, plus que de mourir, nous avons peur de vieillir. Et plus encore que notre repos éternel, c’est notre quotidien qui nous inquiète, alors que nous réalisons peu à peu les conséquences qu’ont nos actes sur notre santé et notre environnement.

Les œuvres sélectionnées dans le cadre de cette exposition font beaucoup plus que méditer sur le caractère éphémère de l’existence humaine. Elles adressent plutôt la question de l’humanité dans toute sa complexité, tout en demeurant le reflet de préoccupations actuelles. Tantôt politiques ou postmodernes, elles s’inscrivent dans de longues traditions artistiques qu’elles honorent pour ensuite mieux subvertir, ou encore présentent des concepts philosophiques sous le couvert du populaire et du fantastique. Elles s’attaquent à la société de consommation, l’observant sous toutes ses coutures – de l’obsession maladive du luxe au « syndrome du Dollarama », en passant par la production massive en usine, qui entraîne graduellement la disparition du savoir-faire artisanal. Rien n’échappe à leur potentiel critique : le colonialisme, la paradoxale corrélation guerre-religion, le marché de l’art, l’élitisme sous toutes ses formes et la futilité de nos passe-temps, du jeu vidéo à la téléréalité. Incisives et éclairées, elles n’en demeurent pas moins poétiques ou carrément humoristiques. Dans un éventail de médiums, qui confirment l’éclatement d’un genre artistique, toutes déclarent la guerre à la vacuité.