Les frères Gao : Sens de l’espace
Texte de Paule Mackrous
Originaires de Jinan, capitale de la province chinoise du Shandong, les frères Gao travaillent aujourd’hui à Pékin où ils produisent des œuvres multimédias audacieuses exposées à l’échelle internationale. Figures importantes de l’avant-garde chinoise, les artistes sont également auteurs de nombreux essais critiques sur l’art contemporain dont « The Current State of Chinese Avant-Garde Art » et « The Report of Art Environment ». Le « Brothers Studio », établi au cœur du quartier culturel Dhashanzi, est surveillé de près par les policiers du secteur. La présence de la galerie et de ses icônes altérées de Mao Tsé-toung gêne un peu les autorités.
Les projets artistiques des Gaos rompent avec la vague du Nouveau réalisme en art contemporain chinois qui, dès le début des années ’80, trouve ses assises théoriques dans un nationalisme formaliste . S’éloignant également des revendications d’une esthétique de l’art pour l’art, leurs œuvres poétiques révèlent plutôt la situation politique de la Chine par le pastiche de ses figures traditionnelles et par le truchement d’un travail exprimant le rapport de l’individu aux espaces configurés dans une urbanité exacerbée. Malgré la censure, ils transforment le célèbre buste de Mao Tsé-toung, figure dominante de la république populaire de Chine, en lui apposant une poitrine féminine. Joignant le loufoque à la critique sociale, les frères Gao ajoutent un nez de Pinocchio au visage de Miss Mao dont l’apparence ne va pas sans rappeler les figures de Walt Disney. Pas étonnant que l’une de ces œuvres sculpturales soit encore coincée à la douane chinoise depuis son passage dans une galerie new-yorkaise! L’œuvre sculpturale Miss Mao Confinement présente une Mao accouchant d’un dragon. Symbole culturel traditionnel de puissance et de pouvoir, le dragon est également l’emblème de l’empereur durant toutes les dynasties chinoises. Activistes lors de la révolte de Tian’anmen à Pékin (1989), un mouvement déployé par des manifestations d’étudiants, d’intellectuels et d’ouvriers chinois dénonçant la corruption des autorités chinoises, les artistes portent également un regard saisissant sur le dogmatisme politique se manifestant forcément dans le contrôle opéré par les médias (TV no1).
Le développement considérable des villes chinoises dans les années ’80, dû principalement à la migration des villageois vers les agglomérations urbaines, engendre des formes architecturales qui imposent brusquement un « vivre ensemble » et une redéfinition de l’espace privé. La vulnérabilité humaine dans une Chine subissant ces grandes transformations se manifeste dans les œuvres photographiques qui témoignent d’une mise à l’épreuve du corps (The Utopia of Construction, The Sense of Space). Certaines œuvres décrivent l’isolement en milieu urbain par leur mise en scène de corps nus, cloisonnés, évoquant leur inaptitude à vivre leur intimité, voire leur spiritualité. Ces travaux rappellent les célèbres projets de Spencer Tunik pour lesquels le corps humain oscille entre la figure, évocatrice d’une individualité, et le fond, représentant sa perte dans une collectivité. Les frères Gao accentuent l’étroitesse des espaces habités par les corps lors des retouches sur l’image numérique générant ainsi une impression de claustrophobie. Ces maisons de figurines vivantes, exhibées par une « coupe » architecturale à la manière d’un décors de théâtre, fragilisent le spectateur impuissant devant l’éclosion de cette tragédie humaine. Ces œuvres montrent le désir d’une plus grande liberté artistique et dénotent l’importance accordée par les frères Gao pour la participation sociale au sein de leur processus créatif.