La ville en mouvement

Du 8 mars au 26 avril 2014
Introduction de Gwendolyn Owens traduit de l’anglais par Anaïs Castro

Melvin Charney atteignit la maturité à un moment où l’Amérique du Nord explosait, non pas sous les bombes ennemies, mais sous le réaménagement urbain des années soixante guidé par les chefs d’État et les politiciens de l’époque. De hauts édifices étaient remplacés par de plus hauts bâtiments encore. Des pâtés de maisons entiers disparaissaient sans être jamais reconstruits puisque les fonctionnaires ne semblaient jamais s’entendre ou changeaient constamment d’idée. La monotonie laissait place à plus de monotonie à travers des projets architecturaux tous aussi ennuyeux et stériles.

Bien que Charney ait étudié l’architecture, il ne dessinait pas des gratte-ciels ou des maisons, mais souhaitait mettre sa compréhension de l’architecture au profit de l’art afin d’offrir un nouveau regard sur l’architecture urbaine et la ville. À travers un large corpus d’œuvres comprenant tout aussi bien des installations temporaires que des sculptures permanentes in situ, certaines ayant été construites et d’autres étant restées au stade de projets, ainsi que d’extraordinaires œuvres bidimensionnelles, il entreprit de critiquer son environnement urbain. Il utilisait ce qu’il apprenait lors de ses voyages, photographiant tout ce qu’il voyait, et puisait dans la panoplie de sujets sur lesquels il lisait afin de toujours approfondir son travail, multipliant la variété de thèmes qu’il abordait, mais également l’étendue de ces références à des artistes et des endroits tout aussi proches que lointains. Il voyait la beauté tout autant dans les temples de Turquie que dans les habitations modestes de Trois-Rivières.

Dans le travail de Charney, l’architecture est toujours une entité vivante qui respire au rythme de la ville. Les minces jambes de ses édifices en course semblent féminines. Est-ce que les édifices qui comme nous ont des pieds, un corps et une tête ont eux aussi des rapports sexuels? S’agit-il de bâtiments féminins qui s’enfuient? Diverses masses architecturales s’étalent sur des publicités faisant la promotion de services érotiques androgynes imprimées au dos de magazines. L’objet sexuel à multiple usage et un ensemble d’édifices tout aussi pratiques superposés sur la même page.

Les scientifiques disent que nous apprenons le mieux lorsque nous sommes intéressés et amusés. Melvin Charney avait de sages messages à livrer, mais il savait que pour intéresser son auditoire, il devait les fasciner avec un art qui était à la fois stimulant, captivant et amusant, souvent coloré et parfois osé. Il mourut en 2012, et bien que sa production artistique se soit arrêtée en même temps que lui, il nous a laissé amplement à considérer et nous resterons encore longtemps sous le ravissement de son travail.

Texte de Nicolas Rivard

Architecte, sculpteur, peintre, photographe, professeur, auteur, représentant du Canada à la Biennale d’art de Venise en 1986 puis à la Biennale d’architecture de Venise en 2000, initiateur de nombreux projets artistiques sur le domaine public comme sur papier, Melvin Charney est un artiste dont la carrière a su se démarquer dans le paysage canadien et international.

Natif de Montréal, l’artiste impose, dès le début de sa pratique, son goût pour l’architecture populaire. Celle-ci se confronte à l’architecture officielle prônée par les grandes villes, l’architecture d’élite autrement dit, pour centrer sa composition sur le contenu social de la pratique. L’architecture officielle misant sur sa fonction symbolique externe, Charney défend plutôt une architecture intégrée à son environnement, une qui reflète concrètement les conditions des classes populaires et qui tend à leur émancipation par la mise en œuvre cohérente d’un langage structurel propre à leur mode de vie. En d’autres termes, l’architecte défend le fait que la signification d’un bâtiment provient de l’expérience qu’on en fait. Charney développe ainsi ce qui deviendra sa maintenant célèbre définition de l’architecture québécoise et qui influencera plusieurs générations d’artistes, d’architectes et d’urbanistes.

C’est donc à une idéologie intrinsèquement reliée aux manières d’habiter la ville que l’on associe le travail artistique de Charney. En relevant les spécificités du lieu par des représentations hautement symboliques, les œuvres de Charney abordent une conception de la mémoire collective en insistant sur la continuité du caractère bâti de la ville. Autrement dit, c’est en établissant « des rapports entre les édifices et leur milieu environnant1» que l’artiste « cherche à saisir les transformations complexes des espaces urbains et les rapports sociaux qui s’y jouent2».

À partir des années 1970, la production artistique de Charney se fait de plus en plus politisée. Elle pose un regard critique sur la ville, sur la manière de l’aménager et de l’habiter. La plus connue de ces manifestations est certainement l’événement corridart, produit en 1976 durant les Jeux Olympiques à Montréal. Ce projet in situ interrogeait l’aménagement de nouveaux espaces urbains dans le cadre de l’événement sportif. Il sera détruit deux jours après son installation, sous l’ordre du maire Jean Drapeau qui y pressentait un regard trop critique et politique.

On lui doit également plusieurs aménagements et œuvres d’art publiques qui définissent maintenant le paysage montréalais dont Le jardin de sculptures, aux abords du Centre Canadien d’Architecture (CCA) ainsi que Gratte-ciel, cascades d’eau/rues, ruisseaux… une construction à la Place Émilie-Gamelin. Inauguré en 1990 par le dalaï-lama, son Monument national pour les droits de l’homme à Ottawa figure comme la première œuvre au monde consacrée à cette cause.

En 1991, le CCA lui consacre une rétrospective réunissant une centaine d’œuvres provenant de diverses collections publiques et privées. Puis, en 2002, c’est au tour du musée d’art contemporain de Montréal de lui consacrer une rétrospective rassemblant à la fois des photographies réalisées depuis les années 1950, des photographies peintes ainsi que des dessins et des sculptures reliés à divers projets réalisés durant les années 1990. Ses œuvres font également parties de collections au sein de nombreux musées canadiens et internationaux

Sachant manier avec force la relation entre art et architecture, Melvin Charney s’inscrit fermement dans l’histoire par sa philosophie postmoderne centrée sur le respect de la tradition, de la mémoire collective et de l’habitation de la ville contemporaine.

1. Marie-Ève Breton, « L’identité du bâti montréalais à l’aune de la continuité et de l’invention », La ville : phénomène de représentation, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2011, p. 69.
2. Anne Bénichou, « Les usages citoyens des espaces urbains : entre actualités, archives et œuvres », Archivaria,
no 67, printemps 2009, p. 116.