Art Fiction : Lois Andison, Monique Bertrand, Judith Berry, Sylvie Bouchard, Michel Boulanger, Paul Bourgault, Jane Buyers, Jakub Dolejs, Doyon Rivest, Juliana Espana Keller, Gary Evans, Janieta Eyre, Dominique Gaucher, Nicolas Grenier, David Hlynsky, Holly King, Guillaume Lachapelle, Sylvie Laliberté, Éric Lamontagne, Dominique Morel, Diane Morin, Yannick Pouliot, Carlos & Jason Sanchez, Rafael Sottolichio, David Spriggs, Diana Thorneycroft
Convoquer les chimères
Texte de Marie-Ève Beaupré
Un anniversaire comme prétexte à la fiction. Une célébration du réel trafiqué, de l’allégorie paysagiste, de l’autofiction et de la mise en scène. Afin de souligner sa dixième année d’activités, la galerie Art Mûr rassemble les oeuvres de 26 artistes canadiens sélectionnés pour leur production actuelle d’images dont les réalités s’avèrent soigneusement détournées. Cette exposition collective réunissant plus de 60 oeuvres propose une déclinaison des visages de la fiction ainsi qu’une mise à jour des diverses stratégies orchestrant le sujet. Alors que la présentation des modalités de la fiction nécessite une remise en question de ses mécanismes, le recours à ce rapport chimérique au réel transforme intrinsèquement le potentiel narratif de l’image qui en découle.
À un moment où un renouvellement des paramètres de la narrativité est pressenti, colorant de nombreux projets du champ des arts visuels et médiatiques, la notion de fiction, intimement liée à l’idée de récit, semble particulièrement hanter certaines démarches artistiques actuelles, au sens où elle révèle d’une « mise en spectacle du monde ». Comme l’a finement démontré Marc Augé1 dans ses « exercices d’ethno-fiction », chaque culture instaure des frontières spécifiques entre le rêve, la réalité et la fiction, des conceptions influencées par les régimes de représentation se succédant. Conséquemment, le partage entre le réel et le fictionnel se voit altéré selon la circulation des représentations entre l’imaginaire individuel, collectif et les images issues des oeuvres de fiction. Qualifiée par Jean-Marie Schaeffer de « feintise partagée » ponctuée de citations au réel, la fiction peut aussi être envisagée, selon les écrits de Luis Borgès, depuis l’idée des « mondes possibles ». Parfois le réel dont s’est nourrie la fiction n’est pas totalement absorbé, menant à une oeuvre qui fait transiter la réalité dans la fiction par le biais d’emprunts hétérogènes. Mais l’inverse pouvant aussi être observé, à la rencontre de ces mondes autres proposés par les représentations contemporaines, quels sont les seuils qui renvoient le spectateur à sa propre fiction ?
Dans l’espace d’exposition sont ainsi mis en oeuvre des fragments parfois oniriques, humoristiques, d’autres fois cyniques, qui se reportent au réel telles de petites proses. Parmi les artistes exposés, s’appuyant sur la graphie imageante de certaines manifestations chaotiques de la nature, Michel Boulanger s’attarde à opposer, dans l’image, la rigidité de la géométrie perspectiviste, avec le flou des descriptions turbulentes et nébuleuses. Holly King place aussi le motif du paysage au coeur de sa recherche, lieu par excellence des représentations mentales que l’on se fait de la nature. Poursuivant la pratique de ce genre important dans l’histoire de l’art canadien, Paul Bourgault et Judith Berri questionnent l’environnement qui les entoure dans une réflexion formelle intrinsèquement identitaire sur leur propre culture.
C’est un regard intéressé à la complexité de la perception que Yannick Pouliot porte sur nos rapports individuels et collectifs au lieu : imaginaire, symbolique et géographique. Diana Thorneycroft et Janiata Eyre élaborent pour leur part des représentations qui distorsionnent certains référents chargés d’affect, des compositions à la fois réalistes et fantastiques où elles tentent de concilier culture savante et populaire. Les objets à la nature détournée de Jane Buyers et de Dominique Morel, les zones d’ombres poétiques sculptées par Monique Bertrand et Guillaume Lachapelle, les corps automates de Lois Andison et les « fictions-bijoux » de Sylvie Laliberté sont aussi au nombre des oeuvres exposées. Pour sa part, l’oeuvre de David Sprigg, dans un exercice du regard des plus minutieux, suggère un état de latence de l’image, une forme de représentation de sa dissolution. La contamination de l’iconographie commerciale par l’univers fictionnel de Doyon Rivest, l’exploration des frontières entre décors, simulation et fiction de Carlos et Jason Sanchez, les captations photographiques numériquement manipulées de Jakub Dolejs ainsi que les f ictions picturales de Sylvie Bouchard sont aussi réunies dans les salles de la galerie.
Révélant une manipulation des images, à la frontière de l’abstraction et de la représentation, c ertaines oeuvres proposent d’étranges rapports au monde et renvoient le spectateur à sa propre fabulation, laquelle se dévoile au seuil de la fiction et du familier. Si cette exposition se veut une invitation pour l’esprit et l’oeil du visiteur à extrapoler monstres et merveilles, elle souhaite aussi être le point de départ d’une réflexion à propos de la formation des images et du rôle que ces dernières tiennent dans notre définition de la réalité. Constatant quelques aberrations graphiques et picturales, le visiteur tentera d’en extraire les possibilités métaphoriques. Ainsi les ruptures d’échelle, de médiums, les fragmentations et la récurrence de motifs orchestrent la scénographie d’une exposition soulignant la diversité d’attentes envers la fiction, une mécanique déclenchante de paysages intérieurs. La fiction comme ouverture sur un dialogue imaginaire; le ton de l’invitation est donné, convoquer les chimères tout en célébrant son anniversaire.
1. Marc Augé, La guerre des rêves. Exercices d’ethno-fiction , Paris, Éditions du Seuil, 1997, 181 pages