Corps étranger

La pratique artistique de Sarah Garzoni se fonde sur l’observation et l’expérimentation, des opérations qui font converger différentes sphères de représentation et de savoir propres au vécu contemporain. Elle intervient surtout là où des survivances mythologiques croisent les conceptions scientifiques, philosophiques, anthropologiques et sociologiques de notre être-au-monde, afin d’ouvrir un nouvel espace de sens à partir de rapports déjà existants, mais amalgamés autrement, démontés, inversés ou encore détournés de leur logique première.

C’est dans cet esprit que l’artiste explore le concept d’animalité, en tant que « texture » où prend forme la relation plurielle de l’homme et de l’animal, lieu par excellence des fantasmes, du mythe et de la fiction. Le travail de Garzoni rejoint également l’actualité philosophique du problème de l’animalité, car il interroge la possibilité d’un devenir autre. Qu’on l’aborde dans sa dimension ontologique ou à la lumière de ses enjeux éthiques et politiques, ce problème n’est plus, désormais, de définir une limite stable entre l’homme et l’animal; il s’agit plutôt, comme l’a bien vu Jacques Derrida, de penser « une multiplicité de limites et de structures hétérogènes », de sorte à pouvoir réorganiser la grammaire du « vivant ».

Les objets de Sarah Garzoni remplissent cette tâche en misant sur le pouvoir d’invention de l’art. L’artefact est pris comme mode d’appréhension de l’étrangeté animale, et comme ce qui peut interférer de diverses manières dans l’ordre normal des choses. À mi-chemin entre l’univers organique et la vie matérielle, ses sculptures et ses installations composent un système où chaque corps construit sa singularité dans les variations propres à son milieu – à son umwelt, disent les éthologues. Les créations présentées ici combinent les deux types de transformation qui, depuis toujours, nourrissent cet imaginaire du point de vue morphologique : l’hybridation et la métamorphose. Avec des œuvres comme Mascarade (2005) ou Rhéa (2008), l’artiste nous donne à voir des créatures mixtes, engagées dans un processus de mutation qui fusionne des états contraires ou par nature distincts. Ailleurs, ce sont plutôt les analogies formelles qui, par mimétisme, conduisent au « devenir-objet » de l’animal, à l’exemple du porc capitonné de Boudoir (2008), ou, selon une logique inverse, au « devenir-animal » (ou humain) de l’objet, ce que matérialise la vaisselle aux empreintes corporelles maternelles dans l’installation Porcellana (2004).

La démarche de cette artiste consiste donc en un singulier travail sur l’objet : sur sa matérialité et sa plasticité, mais également sur les mécanismes qui le font exister dans un réseau conceptuel et symbolique, à travers des modalités particulières de production, d’usage et de monstration. À cet égard, une attention aux dispositifs de présentation des œuvres permet d’ouvrir une réflexion sur la contiguïté des espaces culturels et scientifiques, notamment, à travers des mises en scènes qui évoquent tour à tour le cabinet de curiosités, le musée d’histoire naturelle, le laboratoire ou l’intérieur domestique. En fin de compte, Sarah Garzoni nous incite à l’étude de nos propres comportements : son art nous met en décalage par rapport à notre manière habituelle – et aveugle – de fréquenter le monde.

1. On doit au philosophe Dominique Lestel l’emploi du terme « texture » pour désigner l’animalité. Voir Dominique Lestel, L’animalité, Paris, L’Herne, 2007, p. 123.
2. Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006, p. 73.