Vernissage : Le jeudi 9 novembre de 17 h à 20 h
Ingrid Bachmann : Angry Work
Art Mûr, Montréal (QC)
Text de Paule Mackrous
Dans son mémoire House Rules, Rachel Sontag dit de la colère qu’elle garantit le droit à nos blessures et à nos déceptions. Elle parle d’une colère silencieuse, parce qu’indicible : une colère inscrite dans le corps1. C’est à cette colère que nous renvoient les œuvres composant l’exposition Angry Work de l’artiste multidisciplinaire Ingrid Bachmann.
Plutôt qu’une mise en scène de l’hésitation entre dire le vrai ou mentir, Pinocchio’s Dilemna dirige notre attention sur la multitude de voix qui constituent un tel personnage. Par ricochet, la sculpture cinétique remet en question les intentions qui sous-tendent l’origine du conte et, plus généralement, le programme à l’origine de telles histoires séduisantes.
Instrument de la parole, la langue est capable de créer comme d’anéantir; elle peut être juste aussi bien que pervertie. Comment dire le vrai dans un monde qui prêche le faux? On pourra « choisir » le silence pour éviter de voir son nez, organe représentant l’intuitif et symbolisant la perspicacité2 , s’allonger. Le silence nous épargne du même coup de voir notre parole ignorée.
C’est précisément au cœur de ce silence subtilement imposé, de cet étouffement de l’être, qu’émerge la colère.
Contenir sa colère est quelque chose qui nous est inculqué depuis notre tendre enfance. Comme en témoignent les aquarelles Cassandra and Apollo, les mythes explorent aussi cet impératif. Dans un élan d’amour pour Cassandre, Apollon lui offre la possibilité de voir le futur en échange d’un baiser. Celle-ci est séduite et accepte, mais son nouveau don lui présage un avenir horrifiant: Apollon en train de détruire Troie. Cassandre, en colère, lui refuse le baiser. En guise de revanche, Apollon, qui ne peut lui retirer le don de prophétie, y ajoute un sort : Cassandre ne sera jamais crue. Celui qui l’a séduite pourra ainsi réaliser sa destruction sans que Cassandre ne l’entrave avec sa clairvoyance.
Cassandre aurait donc mieux fait de maîtriser sa colère et de faire semblant d’être séduite, nous apprend le mythe, car le cas échéant, sa crédibilité est tout simplement anéantie. Ici, l’artiste nous invite plutôt à réfléchir sur un duel non résolu entre la répression et l’expression de la colère.
Dans le même ordre d’idée, avec The Angry Machine, le projectile ne dépassera jamais l’enclos dans lequel la machine est confinée pour la « protéger », ainsi que les autres, de sa colère. Estimée dangereuse, on réduit son champ d’action. Mais qu’est-ce que la colère, sinon une émotion signalant une injustice, une réaction viscérale saine face à une trahison?
Selon la philosophe Martha Naussbaum, la colère ne saurait être à elle seule créatrice d’un monde plus juste, mais puisque nous vivons dans un « monde imparfait », elle n’en est pas moins nécessaire « comme signal, motivation et moyen de dissuasion »3. Force indomptée, elle a le pouvoir de défaire les mailles d’un monde qui, tel que l’évoque l’œuvre Knitting Needles, est tricoté sans relâche par ceux et celles à qui ce monde profite. À l’ère des faits alternatifs et des vérités facultatives, Angry Work nous rappelle que la colère ouvre un espace pour la réalité du corps; une réalité qui nous garde éveillé.e.s face au pouvoir de séduction.
1. Rachel Sontag, House Rules : A Memoir, Harper Perenial, 2009.
2. Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Éditions Robert Laffont/Jupiter, 1969, p.665.
3. Martha Naussbaum, Anger and Forgiveness, Resentment, Generosity, Justice, Oxford University Press, 2016, p.3.