Texte de Marie-Ève Beaupré
De petites lèvres embrassent le papier photographique. De délicates bouches enjolivées de pommettes lustrées, de rondes joues scintillantes, légèrement maquillées. Celles spécifiques aux jouets de l’enfance, caractéristiques des poupées de fillettes. Collerettes en dentelle, lèvres pulpeuses et colorées, moue sensuelle, attitude précieuse. Ainsi se décline la typologie des attributs féminins à laquelle aspirent les jeunes femmes en devenir. Mais au cours de notre scrutation de ce registre iconique de la poupée, le regard des sujets photographiés, toujours, demeure absent du cadrage.
Avec The Doll Mouth Series , Diana Thorneycroft récidive et met en scène des espaces psychologiques inquiétants qui exploitent cette fois-ci le champ lexical des traits de la bouche, un lieu de parole, de censure, de plaisir et de déplaisir. L’artiste conçoit des photographies énigmatiques, parfois troublantes, qui soulèvent les problématiques de la mémoire et de la sexualité. Sous la peau de ces bouches précieuses, vicieuses, voire pernicieuses, est perceptible une dimension transgressive, une forme de violence dans le décalage entre l’innocence du sujet et l’éloquence des cadrages. La photographe, en oblitérant le regard des poupées, masque l’intonation et brouille l’intention, soulignant ainsi l’ambiguïté de son registre symbolique. Provoquant le malaise physique, ses cadrages aux connotations sexualisées assumées nous présentent autant de bouches impudiques que d’orifices confus.
Alors que notre construction de l’idéal du corps est notamment nourrie par l’imaginaire régissant nos jeux d’enfants et les objets s’y référant, devant cette mascarade féminine de motifs connotés, notre interprétation des images se voit désorientée. Notre lecture des oeuvres s’avère ébranlée, embarrassée par l’accent amoral des photographies, et nos références esthétiques, perplexes devant la beauté de telles scènes et par l’érotisme des prises de vues. Emblématique de la démarche de l’artiste albertaine, les fondements moraux qui gouvernent nos sociétés occidentales sont abordés de manière à problématiser notre attitude en regard des contenus représentés. En éclairant la dimension socioculturelle qui régit notre identité, notre morale, notre conception du monde, Diana Thorneycroft nous oblige à circonscrire notre posture devant ce qui est montré, un théâtre au sein duquel les représentations du monde de l’enfance et celles du monde de l’adulte se font violence. Non sans références au travail de Maria Marshall, l’artiste détourne l’imagerie propre au monde infantile, retourne la peau des codes culturels de manière à saisir la construction identitaire qui en découle. Réfléchir la bouche. Le sujet est loquace. Et la peau des oeuvres est parfaite. Glacée. Fardée. Satinée.