L’ombre d’un doute

Du 11 février au 23 avril 2017
Karine Payette : L’ombre d’un doute
Texte écrit dans le cadre de l’exposition L’ombre d’un doute, présentée à EXPRESSION, Centre d’exposition de Saint-Hyacinthe
Commissaire : Anne Philippon

Avec un grand souci du détail, le travail de Karine Payette propose de nombreuses pistes de réflexion portant sur les différentes perceptions de la réalité. Pour ce faire, elle interpelle habilement la notion de doute. À la fois ludique et décalé, son univers se construit à partir de mises en scène simples et dépouillées qui évoquent des récits intimes, domestiques, des scènes tirées de la vie quotidienne. En disposant soigneusement des objets dans l’espace, l’artiste crée des « zones d’inquiétude » où se chevauchent les différentes formes que peuvent prendre le contrôle, la perte de contrôle et la domination.

Les œuvres réunies dans L’ombre d’un doute mettent en lumière les divers points d’ancrage de la pratique multidisciplinaire de Karine Payette qui se déploie depuis 2010. Le titre de l’exposition emprunte au maitre du suspense Alfred Hitchcock et à son film Shadow of a Doubt, dans lequel une jeune fille découvre la face sombre du monde. Cette allusion vise à mettre en évidence la part de mystère entourant les œuvres de l’artiste et la nécessité de déchiffrer, à la manière d’une énigme, ce qui se déroule sous nos yeux.

Dès son entrée dans l’exposition, le spectateur est confronté à une nappe de lait qui recouvre le sol et sur laquelle flottent quelques grains de Rice Krispies. Cette étendue, d’un blanc immaculé, provient d’une table de cuisine inclinée, immobilisée en pleine chute, et où se trouve, en porte-à-faux, un bol de céréales. Cette installation, L’autre dimanche matin (2012), évoque plusieurs scénarios : le départ précipité à l’annonce d’une bonne ou d’une mauvaise nouvelle; une lutte d’enfants qui a mal tourné; un drame familial; ou encore, les secousses d’un tremblement de terre. Très certainement, la mise en scène réfère à un état psychologique, à la propension humaine, parfois incontrôlée, qui consiste à amplifier des détails, à exagérer l’importance de certains éléments, à dramatiser des situations qui ne sont peut-être qu’anodines. Ce faisant, elle nous invite à nous interroger sur l’apparence des choses et des événements.

La figure de l’animal occupe une place singulière dans la démarche de l’artiste, utilisée tel un substitut de l’humain, elle traduit de façon symbolique les relations de contrôle, de pouvoir et d’oppression. Cette stratégie métaphorique permet de mimer les interactions humaines, et cette mise à distance permet de mieux étudier la nature de nos actes. La vidéo L’Être aux aguets (2016) en constitue un exemple probant. Dans un espace intérieur, vide et blanc, on aperçoit un chien, un berger allemand qui obéit à une longue série de commandements dictés par son maitre situé en hors champ. La scène en apparence anecdotique révèle le caractère équivoque du dressage : s’agit-il d’un modèle exemplaire de discipline ou d’un exemple d’asservissement? Avec cette œuvre, l’artiste nous rappelle que les rapports qu’entretient l’humain avec les animaux sont révélateurs de la manière dont les humains interagissent entre eux.

Issues d’une réflexion sur les rapports entre les espèces, les œuvres Subjuguer (2014) et Entre nous IV (2014) présentent des parties du corps humain recouvertes partiellement d’écailles d’animaux : un bras se métamorphose au contact d’un poisson, des jambes s’altèrent par la présence d’un lézard. Ces « transformations » entrainent une modification des caractéristiques intrinsèques de l’être humain. Karine Payette met en place une forme de résistance entre l’animal et l’humain, tentant d’inverser leurs rôles habituels; l’artiste interroge ainsi l’attitude anthropocentriste de l’homme qui, d’ordinaire, exerce son emprise sur la nature.

Parallaxe (2014), installée en fin de parcours, est en quelque sorte l’œuvre pivot de l’exposition, tellement elle est frappante. Constituée de deux vidéos, installées dos à dos, l’œuvre est appelée à être découverte un écran à la fois. Sur le premier, on y voit une jeune gymnaste tenant un flambeau, à la manière d’une flamme olympique, arborant une attitude entremêlée de confiance et de méfiance. Sur le second écran, le corps de la jeune fille, en position d’étirement, est retenu au sol par les mains d’un homme dont le visage nous est dissimulé. Les gestes sont épurés, exécutés dans un va-et-vient court et répétitif. L’ambiguïté des scènes se trouve renforcée par la présence du plancher de ciment qui contraste avec le raffinement du justaucorps scintillant de la gymnaste. Notre point de vue sur l’œuvre change constamment : tandis que la caméra tourne autour des protagonistes, nous tournons autour de l’installation. Cette mise en abîme provoque une sensation de flottement et un effet de suspension. L’œuvre témoigne de la pression sociale, de l’incitation à performer, qui est exercée par la société, dès l’enfance, révélant la ligne ténue entre la normalité et l’abus de pouvoir. Le titre de l’œuvre renvoie quant à lui au domaine de la psychologie : faire une parallaxe signifie observer la réalité, d’un autre point de vue, donnant ainsi une nouvelle perspective, un nouveau sens, à cette même réalité. L’essence même des œuvres de Karine Payette se retrouve dans cette définition de la parallaxe. Ses images évocatrices, captées à la manière d’instantanés, provoquent des basculements vers une réalité déphasée et incertaine, chargée de tension et de non-dits.

L’ambivalence traverse les œuvres de Karine Payette et constitue assurément le fil conducteur de cette exposition. En somme, L’ombre d’un doute se veut emblématique de la démarche de l’artiste et de son intérêt pour les forces contradictoires. On y reconnaît ce que l’artiste nomme « des espaces intermédiaires où interagissent des sujets et des objets, à des moments figés dans le temps, laissant entrevoir un avant et un après et où les notions de familier, de confort et d’intime se confrontent à celle de l’inquiétante étrangeté ». Ce mouvement de pendule entre tension et légèreté, équilibre et déséquilibre, quiétude et inquiétude est central dans la démarche de l’artiste et permet au spectateur de comprendre sur quoi s’édifie la sensation de magnétisme qu’il éprouve au contact de l’œuvre.