Vernissage : Samedi 10 septembre 2022 de 15h à 17h.
Jessica Houston : Over the Edge of the World
Visions des pôles
Texte de Bénédicte Ramade
Le 6 avril 1909, Robert Peary atteint le pôle Nord avec une équipe inuit (Ootah, Egnigwah, Seegloo et Ookeah), l’Afro-Américain Matthew Henson, cinq traineaux et trente-huit chiens. Il y plante cinq drapeaux (Étatsunien, US Navy, une fraternité étudiante, la Croix-Rouge et la paix). Il écrira au New York Times pour informer le quotidien de son exploit, « I have the pole », balayant l’équipe de soutien pour écrire la conquête en exploit individuel. Cette même année, le Yelcho embarque neuf femmes péruviennes, argentines et chiliennes à la conquête du pôle Sud. Au terme d’un long périple, elles atteignent leur but, mais ne laissent ni drapeau, ni aucune trace de leur bravoure. Le récit de cette expédition demeurera secret.
Si Peary s’est bien rendu au pôle, damant le pion à un autre explorateur, la conquête du pôle Sud est revenue, quant à elle, au Norvégien Roald Amundsen, en date du 14 décembre 1911 comme en attestent des photographies du moment, drapeau fièrement fiché dans la glace. Cette histoire de femmes est une fiction, une courte nouvelle écrite par Ursula K. Le Guin et publiée en 1982 dans le New Yorker, dans laquelle Jessica Houston a glissé ses pas. Sa traduction est picturale à la manière des artistes qui accompagnaient jadis les expéditions pour en relater les hauts faits et représenter les territoires découverts. L’artiste accompagne ainsi les mots, les descriptions et la critique des récits dominants à laquelle procède subtilement l’autrice. L’acmé de l’aventure (l’atteinte du pôle) n’occupera dans son texte que quelques phrases qui disent la non-spectacularité du paysage, l’inutilité de marquer le moment et le territoire à la manière des hommes. En résulte chez Houston, un paysage laiteux à l’horizon bouché qu’aucun étendard ne vient distinguer. Les huiles sur bois donnent corps à ce journal, accompagnent cette épopée à laquelle on a envie de croire, à l’heure où d’autres récits mettent en lumière tant de femmes oubliées ou minorées par les récits virilistes. Répond à ces vingt-quatre tableaux, un film dévoilant l’île de l’éléphant dans l’archipel des Shetlands, filmée par l’artiste elle-même lors d’une expédition en Antarctique. La silhouette rocheuse se dresse fantomatique sans jamais se laisser vraiment sonder, tel un mirage, jusqu’à ce que le brouillard finisse par l’engloutir. L’artiste a foulé et vu ces terres des antipodes qui secouent l’imagination et attirent aujourd’hui les minières et les pétrolières désireuses d’en exploiter les richesses qui se dévoilent à mesure que les pôles se réchauffent. Elle en a montré certaines facettes par la photographie ou la vidéo, mais dans ce nouvel opus, c’est à la peinture et au collage qu’elle a confié son imaginaire des pôles, des médiums plus ouverts à l’interprétation des faits.
À la manière dont Le Guin déconstruit le parangon du récit d’exploration et de conquête, Jessica Houston a donc dépecé des National Geographic et son façonnage d’une mémoire collective des représentations polaires et des exploits individuels pendant longtemps masculins et blancs, pour les réarranger dans des collages qui éclatent le récit. Dans l’un d’eux, elle a d’ailleurs associé les Peary et Henson, leurs visages s’unissant dans l’ovale d’une lourde corolle de fourrure inuit : blanc, noir, autochtone fusionnent et forment la vraie identité culturelle de la conquête du pôle Nord. Les récits scientifiques deviennent ainsi plus suspects que la fiction de Le Guin, d’autant que Jessica Houston se joue aussi des outils de navigation et de connaissance dans une Map Room dont les globes témoignent des jeux d’influences géopolitiques qui viennent teinter la production de la science. Loin de cultiver le fétichisme de ses propres expéditions, l’artiste offre une vision recomposée de ces territoires, entre souvenirs, culture visuelle et spéculation.