Monuments périssables

Du 26 avril au 26 mai 2007

Le jardin des pousses-mémoires
Texte de Daniel Canty

Les Monuments périssables de Judith Berry sont des paysages qui ont retenu la leçon du jardin, et disposé du jardinier. Pour Trouver une connexion , des hommes-haies aux mains de branches se penchent, curieux, sur les arabesques vivantes de l’herbe. Ils sondent les cavités du terrain, intrigués de connaître par quel pouvoir ils se meuvent. Entre des sinuosités gazonnées, sur la route de briques jaunes qui traverse tant des tableaux, une créature, poire noire gansée de treillis, trace Une route alternative en éjectant des branchages par sa trompe postérieure. Elle ne fait qu’ajouter aux matières d’un paysage dont l’étrange et unique volonté consiste à répéter et ordonner ses motifs. On retrouve ces branches partout dans les toiles, s’entassant dans les lits arides de Sécheresse , endiguant des Récoltes de vagues , élevant de futiles barricades contre quoi?

La nature, dans ces paysages, s’oppose à elle-même. Elle a désir d’échapper à sa propre règle, et de défier, en l’absence de l’homme, celle de la culture. Les mouvements qui animent les éléments des toiles semblent lents et difficiles. Reptations et ondulations, attractions et amoncellements sont des élans végétatifs qui donnent lieu, par variation et accumulation, à des formes architecturales dont la précarité organique est palpable.

Les toiles cadrent des mouvements inaccomplis, repris de tableau en tableau. Intérieurement, le paysage continue de grouiller, en proie à une inapaisable anxiété. Une image du monde cherche son achèvement. Les formes de la nature tentent d’émuler celles de la culture et de renverser le rapport d’imitation, qui est aussi un rapport de pouvoir. Le paysage s’anime, défie son inertie essentielle et nous renvoie, dans ses improbables configurations, la pensée inachevée de notre absence.

Des Possibilités infinies se déploient à partir d’une combinatoire élémentaire, dont chaque élément contredit sa propre nature. Le paysage se décompose en ses constituantes, qui rivalisent pour le réorganiser. Des structures centripètes et centrifuges, Collines déroulantes , Collines rayées , Arbre émergent et autres , s’élèvent et s’enroulent, offrant d’instables repères. Des vagues courent les champs. Les haies dessinent des labyrinthes, s’arquent en tunnels et en aqueducs. La pelouse se love en spirale. L’épinette, l’herbe et la mousse avancent en rampant. La matière vivante passe par tous les trous. Début d’hiver ; les saisons érigent des forteresses contre leur propre passage. Vendredi après-midi retardé ; la nature cherche des formes pour endiguer le temps. La pelouse perce la brique et la brique continue sa route. Nous ne sommes plus au Kansas, ni en Saskatchewan.

La maison et les chemins qui nous en éloignent est un titre qui en dit long sur la nature des Monuments périssables . Ces jardins de passage envient la stabilité des demeures. Le mouvement et la matière du chemin échafaudent des habitations temporaires, hantés par le souvenir de ce qui passe et le rêve de ce qui vient. Trous dans ma mémoire , unique autoportrait en paysage, fournit une belle clef d’interprétation à l’architecture de la série. Sur un lit d’herbe verte, des serpentins de foin jaune et un amas de brindilles dénudées donnent corps à l’image schématique d’une femme, songeuse dans l’herbe. La perspective désaxée amalgame horizontalité et verticalité, proche et lointain. Monument ou miniature? Peu importe, l’infestation de trous noirs et de trous pâles qui constelle la toile évoque des pensées flottantes, absences à soi où germent les pousses de mondes possibles, fragments de mémoire qui cherchent un paysage où advenir. Clef des songes et clef des champs ouvrent, au fond du jardin, à un même monde, qui est et n’est plus le nôtre, et où la jardinière est disparue devant nous.